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Notes de mise en scène

Ce texte de Borges m’a fait rire longtemps, non sans un malaise certain et difficile à vaincre. Peut-être parce que dans son sillage naissait le soupçon qu’il y a pire désordre que celui de l’incongru et du rapprochement de ce qui ne convient pas. (…) La monstruosité que Borges fait circuler dans son énumération consiste en ceci que ce qui est impossible, ce n’est pas le voisinage des choses, c’est le site même où elles pourraient voisiner.

Michel Foucault, Les mots et les choses

Souvent transcrits directement de la parole, les descriptions, récits et anecdotes conservent dans leur écriture l’immédiateté et la spontanéité du rapport oral. La qualité d’écriture de Borges et ses pulsations suggèrent naturellement un passage à la théâtralité.

La mise en scène est caractérisée par le rapport particulier au public, pris à partie. Dolores Borgia Amfibia se présente comme une spécialiste venant, au milieu de ses pairs, faire le point sur ses dernières recherches. De Borges, on a gardé la précision quasi scientifique, l’esprit d’érudition et l’exigence du détail.

Chaque spectateur pourrait également être un chercheur, un professeur, un scientifique. Au cours de l’exposé, le trouble gagne l’assistance et l’inquiétude devient générale, partagée. Chacun peut s’identifier à ce rôle d’observateur, puis d’acteur des récits, et donner vie dans son imaginaire aux monstres, aux créatures qu’’il peut découvrir de lui.

Dans ce conte, et je l’espère, dans tous mes contes, il y a une partie intellectuelle et une autre partie - plus importante, je pense - le sentiment de la solitude, de l’angoisse, de l’inutilité, du caractère mystérieux de l’univers, du temps, ce qui est plus important : de nous-mêmes, je dirais : de moi-même.

Jorge Luis Borges in Enquêtes p.267,

à propos de la Bibliothèque de Babel

L’image s’inspire du rapport de Borges à l’imaginaire : il ne s’agit pas de représenter, mais de suggérer.

L’atmosphère est soulignée par le travail visuel :

Il n’illustre pas, il ouvre à l’imaginaire.

Il ne rassure pas, il pose question.

Il ne cadre pas, il contourne.

Il n’assène pas, il ponctue.

Il ne précise pas, il trouble.

C’est un univers de saltimbanques du savoir, de conteurs de la science, de colporteurs de la recherche qui est amené sur scène.

Dolores Borgia Amfibia vient exposer son travail en cours. Elle porte avec elle son matériel d’analyse et ses certitudes fragiles. Elle porte sa sacoche de documents et fioles, et ses fantasmes. Elle transporte malgré elle l’espace carcéral dont elle ne peut se libérer, l’espace de sa recherche, de ses obsessions, de son érudition et de sa porosité insondable aux objets vivants et imaginaires qu’elle a choisi d’observer tout au long de sa vie de scientifique.

« pire désordre que celui de l’incongru

et du rapprochement de ce qui ne convient pas ?»

Argument

Cher confrère,

Vous allez assister à une intervention publique de Dolores Borgia Amfibia. Il est inutile d’insister sur le caractère événementiel de sa présence parmi nous, car si vous êtes venu ce soir, c’est parce que vous connaissez son parcours exceptionnel, la rareté de ses interventions et la valeur de ses travaux. Peut-être avez-vous eu la chance de la côtoyer au cours de vos propres recherches et expérimentations sur les comportements animaliers.

Dans la cellule où elle a été détenue, en communication avec les égouts de Buenos Aires par une grille, la jeune Dolores avait lié son tragique quotidien à celui d’un colonie de tortues qui venait se nourrir des quelques miettes qu’elle leur abandonnait au fond de son écuelle.

C’est dans cette relation quotidienne qu’elle a puisé le sujet de sa thèse de Doctorat en Sociologie Animale, La mère des tortues, modèle d’observation scientifique rigoureuse.

A sa sortie de geôle, malgré quelques séquelles psychologiques bien compréhensibles, elle a repris ses travaux avec courage et abnégation.

Dolores Borgia Amfibia vient aujourd’hui nous parler de ses recherches en cours. Elle ne manquera pas d’évoquer ses études sur la Faune des Etats-Unis, sur les Animaux des Miroirs, domaine de plus en plus vaste, et nous fera part des révélations tant attendues sur La Velue de la Ferté-Bernard.

En espérant que notre collaboration sera fructueuse,

Professeur Odradek

Chaire des animalcules